Dépassons nos préjugés
« La stigmatisation de l’obésité entrave l’accès au soin » alerte le Dr Rudy CAILLET, praticien hospitalier au Centre Nutritionnel des Hôpitaux Civils de Colmar, à l’initiative de cette campagne qui invite à dépasser les préjugés.
Pourquoi avoir créé une campagne sur les préjugés autour de l’obésité ? Qu’est-ce qui vous a motivé dans votre expérience de praticien ?
Depuis des années j’entendais ces phrases de la part des patients, exprimant une incompréhension, un étonnement devant leur évolution pondérale. Et la plupart du temps, je savais que la réponse médicale à cette souffrance était toujours très stéréotypée : « mangez moins et faites du sport, c’est pas compliqué! ». Le soignant allant jusqu’à douter de la vérité du discours des patients relatant leur quotidien.
La science a démontré ces vingt dernières années que nous avons beaucoup d’idées reçues et peu de connaissance en tant que soignant sur le poids, et que sa régulation était beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait. Comment l’espèce humaine aurait-elle survécu si l’homéostasie énergétique n’était soumise qu’à la volonté, et pas régulée par des automatismes biologiques issus de l’évolution?
Il paraissait logique de rétablir la réalité, et valoriser la parole des personnes en situation d’obésité, en soulignant la vérité scientifique de leurs propos, illustrée par des publications internationales de l’Evidence Based Medicine. De la sorte, les mécanismes de régulation du poids et de la prise alimentaire sont explicités, permettant au public des affiches de comprendre que la réalité est plus complexe qu’on ne le pense, et le poids beaucoup moins dépendant de la volonté. Les préjugés tombent.
Écouter les patients est une réelle motivation au quotidien, à agir contre les préjugés qui font le lit de la stigmatisation et des discriminations du surpoids et de l’obésité, et dont ils sont non seulement victimes mais aussi un relais. Ce double niveau d’action vis-à-vis des soignants et des soignés est donc nécessaire, en plus de la population générale.
Vous avez retenu 6 paroles représentatives de patients pour aborder différents préjugés. Quels sont les enjeux derrière chacun de ces préjugés ?
L’explication de la réalité du poids et la déculpabilisation de sa genèse permettent de mobiliser et concentrer les ressources personnelles du patient, sa capacité de changement ou d’adaptation sur des objectifs réalistes et atteignables (les principes de l’éducation thérapeutique du patient, dans les maladies chroniques notamment) et non plus forcément de viser une « normalisation » du poids.
« Dans la famille, on a de gros os » : c’est une des paroles de patients utilisées comme slogans pour cette campagne. Comment reconnaître cette « injustice » génétique, sans tomber dans la fatalité ou démotiver le patient ?
La crainte de démotiver le patient est en soi stigmatisante puisqu’elle le responsabilise de son surpoids au-delà de la réalité, mais aussi de sa pérennisation et de ne pas arriver à en perdre. L’injonction à la perte de poids peut être paralysante car la plupart du temps il existe des mécanismes de résistance à l’amaigrissement, et les objectifs de la médecine de l’obésité sont notamment de se détacher du seul objectif de perte exprimé par le paramètre poids ou l’IMC, qui ne sont que des symptômes de la maladie. Mieux vaut se concentrer sur les facteurs modifiables qui ont participé à son déclenchement. L’injustice génétique prédispose, mais ne fait pas tout, il s’agit de maladie génétique à déterminisme environnemental, avec des déclencheurs multiples ayant différents degrés d’impact.
La stigmatisation est ubiquitaire et majeure dans notre société, y compris dans le milieu familial, professionnel, soignant. Elle entretient, aggrave voire génère de l’obésité. Il nous faut obtenir un vrai désengagement des soignants de cette attitude, sans complexe ni retenue, c’est une véritable gageure.
Les régimes hypocaloriques restrictifs restent largement répandus et plébiscités malgré leur dangerosité. Comment déconstruire le mythe de leur efficacité, visible à court terme, avec les patients qui sont en demande d’une perte de poids rapide ?
Il faut totalement changer de paradigme et quitter l’idée que la Terre est plate. Ceux qui ont intérêt à maintenir cette notion de poids entièrement contrôlable par la volonté sont ceux qui en vivent. Le marché mondial annuel de l’amaigrissement est de plus de 130 milliards de dollars, et rien que 35 milliards de dollars aux USA pour les compléments amaigrissants, avec une croissance anticipée de 16% par an entre 2021 et 2028.
Le mythe se déconstruit par la Connaissance. Une réflexion aboutissant à une politique nationale de santé publique communiquant sur la réalité de l’obésité pourrait être vectrice de changement. Le réseau social Pinterest a par exemple décidé en 2021 de supprimer toutes les publicités proposant des pertes de poids.
Il faut donc informer, faire campagne à grande échelle pour toucher les mentalités :
- former les professions de santé en inscrivant l’obésité au programme du tronc commun de toutes les formations.
- sensibiliser dès l’enfance dans les écoles primaires, sous l’angle de la tolérance et de la lutte contre le harcèlement. Et dans les collèges, l’obésité pourrait être l’exemple retenu en leçon de biologie/SVT pour illustrer la complexité d’une maladie multifactorielle.
Il est possible aussi de cibler le monde du travail, les entreprises, les services de santé au travail, en faisant de la prévention simplement en réduisant la stigmatisation.
Pensez-vous que la stigmatisation autour du poids intervient dans une prise de poids excessive, en renforçant par exemple l’usage de ces régimes restrictifs dès le plus jeune âge ? Et par conséquent, pensez-vous que la lutte contre la grossophobie peut également s’inscrire dans une stratégie de prévention de l’obésité ?
L’impact de la stigmatisation est beaucoup plus large et les conséquences sont plus graves que la seule induction d’une restriction cognitive ou un régime hypocalorique. Il faut ajouter les Troubles des Conduites Alimentaires qui sont fréquemment induits, et associés comme l’hyperphagie boulimique, la boulimie, sans parler des différents courants de mode, anorexie, orthorexie, jeûne cétonique etc…plus ou moins restrictifs.
La stigmatisation (toute orientation confondue que ce soit vis-à-vis du surpoids, la couleur, l’origine etc) est un modèle de stress sur l’organisme, engendrant des réactions biologiques en faveur de la prise de poids et du syndrome métabolique. La grossophobie induit un risque relatif de 2,5 de devenir obèse, et un risque relatif de 3,20 de le rester 4 ans plus tard pour la personne qui la subit ( Sutin AR, Terracciano A. Perceived weight discrimination and obesity. PLoS One. 2013 Jul 24;8(7):e70048. doi: 10.1371/journal.pone.0070048. PMID: 23894586; PMCID: PMC3722198).
L’impact précis de la grossophobie sur l’augmentation de la prévalence de l’obésité n’est pas connu, mais les recherches de régimes restrictifs via le moteur Google ont augmenté ces dernières années parallèlement à l’augmentation de la prévalence de l’obésité dans la population sans pour autant en inverser la tendance. On pourrait se demander si le lien n’est pas contraire entre les deux et si la restriction calorique ne participe pas au rebond du poids et donc à l’augmentation de la prévalence de l’obésité. Quoi qu’il en soit la grossophobie est un modèle théorique inducteur d’obésité, et sa réduction doit faire partie des stratégies de prévention de l’obésité.
Comment aborder la question du poids avec le patient, sans gêne et sans tabou, mais sans le stigmatiser par ailleurs ?
Les recommandations canadiennes de Obesity Canada proposent de demander au patient son accord pour parler du poids. Personnellement je demande à la personne « êtes vous gênée par votre poids? » , posant la demande comme une main tendue, qui ne se focalise pas sur le paramètre poids mais bien le vécu de la personne concernée en s’installant en position d’aidant d’emblée. A elle de se saisir de cette main tendue ou non, ou d’en reparler lors d’un contact ultérieur. Cette attitude se veut neutre, centrée sur le patient, et est un peu comparable au « conseil minimal » dans le cas de la proposition d’aide au sevrage du tabac, toute comparaison gardée.
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Date de modification : 24 avril 2025