Les troubles du comportement alimentaire : entretien avec le Dr Elise Riquin


Entretien avec Elise Riquin, MCU en pédopsychiatrie au CHU d’Angers.

Cet entretien est à retrouver en audio et en intégralité sur le podcast BANCO.

Quand on voit la personne arriver avec un surpoids ou une obésité, là on se dit « mince, il y a peut être quelque chose » et on va chercher le TCA. L’idéal serait bien sûr de repérer le TCA et d’éviter d’arriver à la prise de poids et l’obésité.

Dr Elise Riquin

A quel moment parle-t-on de « troubles » lorsqu’il s’agit du comportement alimentaire ?
Alors effectivement, avant de parler de troubles du comportement alimentaire, je pense qu’il est vraiment important de parler d’alimentation, et notamment d’alimentation dans notre espèce. C’est vrai qu’on peut constater qu’il n’y a pas d’animaux avec une obésité dans la nature. En fait, c’est plutôt par exemple nos animaux de compagnie, auxquels on donne des friandises, etc, qui vont pouvoir développer une obésité. J’explique ça pour vraiment revenir sur la question que, dans notre espèce, l’alimentation ce n’est pas uniquement une question homéostatique, de régulation entrée / sortie. Ca revêt vraiment une valeur symbolique, de même évidemment que notre image du corps, en fonction de nos désirs, de la mode, etc. Et puis finalement le comportement alimentaire, les conduites alimentaires, c’est vraiment un continuum du normal au pathologique. On peut passer de la valorisation à au contraire la haine du corps, mais aussi de l’absence complète et totale de la moindre préoccupation alimentaire jusqu’au trouble des conduites alimentaires, avec des craintes par exemple intenses de prendre du poids et des conduites alimentaires qui vont être inadaptées très fréquemment. Et puis, bien sûr, je rappelle qu’il existe des critères diagnostiques très précis pour chaque trouble des conduites alimentaires, avec malgré tout une constante qu’on retrouve dans tous les troubles des conduites alimentaires : c’est vraiment celle d’entraîner une détresse importante pour le sujet qui en souffre.


Quels sont les différents troubles qui peuvent conduire à cette prise de poids excessive ?
Typiquement, on retrouve surtout l’hyperphagie boulimique ou le binge eating disorder. Il y a d’autres troubles qui peuvent exister, coexister, apparaître avant ou après l’hyperphagie boulimique. On va pouvoir rencontrer des patients qui ont eu ou auront une anorexie mentale, des épisodes de boulimie vomitive. Mais les troubles qui conduisent typiquement à une prise de poids excessive c’est vraiment l’hyperphagie boulimique.

Qu’est ce que c’est l’hyperphagie boulimique ? Ça se caractérise vraiment par des épisodes récurrents d’hyperphagie, qui vont être associés à des caractéristiques particulières. Les caractéristiques dont je vous parle, ça va être le sentiment, par exemple, de perte de contrôle au moment de l’alimentation, de détresse en lien avec l’alimentation. On va pouvoir retrouver aussi le fait de manger en cachette, l’absence de faim au moment de la prise alimentaire. Et puis, à la différence peut être d’autres types de troubles, on n’aura pas de conduites de compensation des prises alimentaires pour tenter, par exemple, de maintenir son poids ou sa forme corporelle. Après, évidemment, il y a des critères de fréquence qui vont être de retrouver une crise hyperphagique au moins 1 fois par semaine pendant trois mois.

Quels sont les mécanismes en jeu dans cette hyperphagie ?
C’est difficile de répondre à cette question parce que chaque situation est toujours très particulière. L’étiopathogénie de ce type de troubles des conduites est évidemment complexe, multifactorielle. Je peux vous donner quelques exemples. On retrouve par exemple des facteurs biologiques, bien sûr, des particularités génétiques, mais il y a aussi des facteurs développementaux, des facteurs qui vont être liés à l’environnement de l’enfant. Il y a aussi des facteurs psychologiques, des facteurs neuropsychologiques. Par exemple, dans les populations d’enfants ou d’adultes avec une hyperphagie boulimique, on retrouve parfois un déficit de l’inhibition et une plus grande sensibilité à la récompense immédiate. Il peut y avoir aussi des difficultés dans les capacités spécifiques de régulation des émotions qu’on retrouve très fréquemment dans ce type de population. Et puis, par exemple, les enfants et les adolescents avec une obésité auraient une sensibilité accrue aux stimulations externes par rapport aux stimulations internes. Ca pourrait créer une difficulté à réguler normalement leur prise alimentaire par rapport à d’autres personnes. Et puis enfin, parce qu’un trouble du comportement n’existe que dans une culture donnée et un temps donné, bien sûr, on peut retrouver des facteurs culturels et sociaux. Oui, il peut exister une pression sociale, par exemple, qui pourrait renforcer actuellement le lien entre une image de la minceur et l’estime de soi. Et ça, ça pourrait évidemment être à l’origine de certains troubles des conduites alimentaires. En accumulant tous ces facteurs, effectivement, on peut développer un trouble du comportement alimentaire.

Comment les repérer, les dépister, ces troubles des conduites alimentaires ?
Alors bien sûr, on doit dépister précocement. Ce sont clairement des facteurs de meilleure évolution quand on repère très vite ces différents troubles. Il y a plein de manière évidemment, via des interrogatoires, des entretiens. Pour vous donner un outil, je pense que les questionnaires peuvent vraiment avoir leur intérêt parce que parfois ils peuvent libérer la parole. En fait, les jeunes personnes face à nous, nous voient avoir un questionnaire et peuvent parfois se dire « Ah oui, mais d’accord s’il y a un questionnaire en gros qui est fait pour ça, qui est utilisé par les professionnels, ça veut dire qu’en fait je ne suis pas tout seul à vivre ça ». Et ça peut parfois vraiment libérer une parole. Pour vous donner un exemple, je trouve que l’ADO-BEDS est vraiment pas mal fait. C’est un questionnaire très court qui aborde différentes questions. Je vous donne quelques exemples. Est ce que parfois il arrive d’avoir une envie irrésistible de manger alors qu’on n’a pas faim ou qu’on vient de manger ? Dans ces situations, est ce que c’est possible de ne pas pouvoir s’arrêter ? Est ce que quand on mange, on a besoin d’être seul, de s’isoler pour manger ? Est ce que parfois on est dans la lune quand on mange ? Est ce qu’on mange parce qu’on se sent triste ? Est ce qu’on a l’impression de trop manger ? Est ce qu’on a un regret après avoir mangé ? Et puis, bien sûr, pour screener un petit peu la fréquence : combien de fois ? Depuis combien de temps ? Ça, ça peut vraiment être assez aidant pour repérer parce qu’on aborde beaucoup de questions qui vont être centrales pour repérer l’hyperphagie boulimique. En terme d’épidémiologie de prévalence en population pédiatrique, la plupart des études retrouvent à peu près une prévalence de 1 à 3 %, avec deux fois plus de filles qui souffriraient d’hyperphagie boulimique que de garçons. Mais chez les personnes avec un surpoids ou une obésité, alors là, clairement le pourcentage augmente fortement et certaines études vont aller davantage vers 30 à 50 % de personnes qui pourraient souffrir de troubles du comportement alimentaire.

Une fois qu’on a repéré ces TCA, comment on les prend en charge lorsqu’ils sont installés ?
Effectivement, c’est malheureusement souvent le cas de les prendre en charge une fois qu’ils sont installés, parce que l’hyperphagie boulimique est bien sûr peu diagnostiquée précocement. En fait, souvent on la diagnostique quand les comorbidités sont déjà là, et par comorbidité je parle d’obésité. En fait, quand on voit la personne arriver avec un surpoids et une obésité, là on se dit « mince, il y a peut être quelque chose » et on va chercher le TCA. L’idéal serait bien sûr de repérer le TCA et d’éviter d’arriver à la prise de poids et l’obésité. Donc pourquoi est ce que c’est peu repéré ? Et parce que probablement c’est quelque chose de complexe l’alimentation dans notre espèce. En fait, il y a peu de personnes qui en parlent et beaucoup de personnes qui auraient tendance à minimiser par honte, par embarras. Je pense que l’un des points capital, c’est de pouvoir en parler vraiment, très tranquillement, une fois qu’on a pu commencer à en discuter, pouvoir accompagner les gens en psychothérapies, notamment en psychothérapie d’orientation cognitive et comportementale, pour aider, par exemple, les personnes à les motiver au changement mais aussi, peut être comprendre est ce que c’est le bon moment pour entamer, pour débuter un changement. Avec ça, on va pouvoir essayer de repérer les facteurs d’entretien, de déclenchement des crises, mais aussi des pensées automatiques négatives du style « je suis nul·le », « j’y arriverai jamais » etc. qui sont souvent très prégnantes chez les personnes avec une obésité, un surpoids et un trouble du comportement alimentaire. Et puis bien sûr, je vous l’ai dit, beaucoup de souffrance psychique, donc bien sûr, l’idée ça va être de prendre soin de la souffrance corollaire en étant attentif. Quand je vous parlais des comorbidités obésité, il y a aussi toutes les comorbidités psychiatriques, repérer le harcèlement, les comorbidités psychiatriques qui sont hyper fréquentes chez les personnes qui souffrent d’obésité. Et puis enfin, je parle de population pédiatrique, on accompagne les familles, on propose vraiment des prises en charge très familiales. Avec l’idée, déjà, bien sûr, de prendre soin. Il y a très souvent une culpabilité familiale qui est très fréquente, une souffrance familiale. Et puis aussi, on ne mange que ce que l’on achète et ce ne sont pas les enfants qui font les courses, donc il va falloir vraiment accompagner énormément les parents, les rendre acteurs de la prise en charge de leurs enfants.


Vous avez parlé d’ouvrir le dialogue, de parler avec l’enfant et sa famille. Il faut parler effectivement de prévention, c’est un enjeu pour la future vie d’adulte du jeune. Comment justement en parler ?
Effectivement, je vous disais justement savoir en parler tranquillement, avec ouverture. C’est assez simple de dire cette phrase là, mais en consultation, ce n’est pas forcément évident avec les patients, je pense que tous nos collègues s’en sont déjà rendu compte. Parce qu’effectivement l’alimentation, c’est un acte extrêmement intime. Donc l’idée, c’est de pouvoir aborder les choses avec tact, mais malgré tout avec détermination, pour comprendre ce qui se passe pour nos patients, parce que si on ne va pas au fond des choses, en fait, vous n’aurez pas les réponses à vos questions. Donc voilà, allez avec tact, effectivement, mais allez chercher quand même les bonnes informations, pour avoir les réponses à nos questions. Encore une fois, le questionnaire peut parfois aider justement à poser les questions un petit peu plus ouvertement et tranquillement. Après les facteurs de risque de développer une hyperphagie boulimique ne sont pas clairement définis, surtout dans les populations pédiatriques. Il y a des études prospectives qui ont identifié, par exemple, quand il y a beaucoup de régimes amaigrissants dans l’enfance, effectivement, il y a plus de risques de développer une hyperphagie boulimique. Aussi, le fait de manger en l’absence de faim ou alors d’avoir une perte de contrôle sur l’alimentation pendant l’enfance, ça, ce sont des facteurs de risque d’hyperphagie boulimique. Avec l’idée aussi peut être de ne pas s’arc bouter sur les symptômes. Ça, j’ai tendance à être vraiment très vigilante à ça, avec l’idée de garder à l’esprit de ne pas se focaliser sur la perte pondérale, parce qu’en population pédiatrique, stabiliser le poids de nos patients, c’est déjà une victoire immense. Je pense qu’on a aussi la place de repérer des éléments positifs là où beaucoup de familles d’enfants peuvent se sentir désespérées. On a des enfants qui viennent nous voir, des familles, en disant « On a tout essayé, rien ne marche, le poids continue d’augmenter, les troubles du comportement sont là ». Donc nous, ça va être vraiment notre boulot d’essayer de comprendre, parce qu’au milieu de tout ça, il y a forcément eu des choses positives et qu’on peut même rendre des choses qui pourraient apparaître négatives, on peut même les rendre positives. Par exemple quand ils disent « il avait perdu du poids à un moment mais il a tout repris ». On a des familles désespérées. Eh bien oui, mais on peut s’appuyer sur ce moment où l’enfant avait perdu du poids. Qu’est ce qui a fait qu’il a repris ? Et on va trouver ensemble les facteurs qui ont expliqué la rechute éventuelle ou en tout cas le fait d’avoir repris une alimentation inadaptée ou d’avoir arrêté le sport, et on va identifier ensemble « ok, ça ça n’a pas marché, donc comment on fait pour que ça marche la prochaine fois? », essayer vraiment d’accompagner les choses de manière très positive.


Certains parents évoquent parfois une addiction de leur enfant à la nourriture. Qu’est ce qu’on peut leur répondre, parce qu’on a tous besoin de s’alimenter pour vivre ? Est ce qu’il existe réellement une dépendance de type addictive ?
Alors, pour reprendre peut être la définition de ce que c’est qu’une addiction, c’est une dépendance à une substance ou à une activité avec des conséquences qui vont être nuisibles pour la santé. Alors souvent, les personnes qui ont une addiction, elles ont un désir extrêmement puissant, voire compulsif, de consommer ou de pratiquer une activité. Cette consommation ou cette pratique va entraîner un désinvestissement progressif vis à vis des autres activités. La personne va perdre le contrôle de l’usage d’une substance ou d’un comportement, et ça, malgré la survenue de conséquences négatives sur sa santé et sur sa vie sociale. Ça, c’est vraiment ce que c’est qu’une addiction. Alors évidemment, l’alimentation, vous l’avez bien dit, bien sûr, c’est impossible de s’abstenir complètement de consommer. L’addiction alimentaire, selon certains auteurs, serait une forme très très évoluée d’hyperphagie boulimique. L’addiction alimentaire est donc possible, mais en pratique, en tout cas en population pédiatrique, elle est quand même relativement rare. Avec l’idée, en tout cas bien sûr, de ne pas rechercher l’abstinence, mais en fait d’essayer de gérer son rapport à l’alimentation, gérer les émotions en lien avec l’alimentation, gérer la question de la perte de contrôle, etc., ça va être plus vers ça qu’on va tenter d’aller.

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